Le chant des éoliennes

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Conscient du fait que le développement économique des campagnes est intimement lié à des problèmes d'adductions d'eau, Ernest-Sylvain Bollée, ingénieur Hydrocien remarquable, dépose le 30 mars 1868 un premier brevet pour une éolienne de conception entièrement nouvelle. Il faut dire que, jusqu'à présent, les éoliennes existantes sont des réalisations artisanales plus ou moins empiriques et dont le rendement est insignifiant.

Dans le système mis au point par Ernest-Sylvain Bollée, il ne s'agit plus de faire appel à la seule dynamique des vents comme c'est le cas des moulins, mais de canaliser cette énergie en opposant deux turbines coaxiales dont l'une est fixe.
Il s'en suit un effet directionnel oblique sur les aubes de la turbine libre qui accroît sensiblement sa vitesse de rotation. L'ensemble est mobile autour d'un axe vertical et l'orientation est obtenue au moyen d'un simple plan fixe.

Mais Ernest-Sylvain Bollée est très vite confronté au problème majeur que pose l'accélération incontrôlée de la turbine libre, soumise à toutes les variations des courants atmosphériques. Il lui faut un régulateur. Et c'est bientôt la petite hélice à huit pâles qui se substitue au plan fixe des premiers modèles. Montée au sommet de l'éolienne, a l'extérieur de la plate-forme, cette curieuse petite hélice joue un double rôle. Par un mécanisme complexe, elle détermine automatiquement l'orientation précise de la masse des deux turbines solidaires et intervient aussi pour pallier tout dépassement excessif de la vitesse acquise par la turbine en mouvement. cette action se traduit par un effacement progressif de l'ensemble jusqu'au parallélisme absolu avec la direction du vent, soit une rotation de 90 degrés.

Mais s'agit-il vraiment d'une invention ?
Sans vouloir contester ou mettre en doute la valeur des travaux d'Ernest-Sylvain Bollée dans le domaine de l'orientation automatique, on ne peut se défendre d'une certaine perplexité en consultant un article paru aux Etats-unis en 1963, lequel pose, une fois de plus, l'épineuse question de la vérité historique...

En quelques lignes et un dessin, ce modeste article relate l'invention en 1745 d'un certain Edmund Lee, propre à réaliser l'orientation automatique des moulins à vent au moyen "d'une paire de moulinets dont l'axe est perpendiculaire à celui des ailes du moulin et qui, par un jeu d'engrenage, fait virer l'ensemble..."
La corrélation est singulièrement troublante.

Ernest-Sylvain Bollée n'aurait-il pas fait qu'adapter à ses machines une invention vieille de 123 ans ?
Les ouvrages scientifiques ont rarement traité la question sur le fond, nous frustrant ainsi d'un débat passionnant ...

Quoiqu'il en soit l'invention du mécanicien anglais devait modifier profondément les données de la construction des moulins à vent dans les années qui suivirent. De nos jours la plupart d'entre eux, notamment dans l'Ostfriesland, province du nord-ouest de l'Allemagne, utilise des systèmes d'orientation dérivés de la découverte d'Edmund Lee au 18ème siècle.

Mais revenons-en aux éoliennes, puisqu'ici, c'est bien d'elles dont il s'agit.
La force motrice engendrée par la rotation de la turbine est transmise à la machinerie de pompage par un jeu d'arbres et de pignons alignés avec une grande précision. Calé sur le vilebrequin, un volant d'inertie largement dimensionné assure la régularité du cycle.

Curieusement, on ne trouve là aucun joint souple qui tiendrait à éliminer les vibrations nées des forces en présence quand l'éolienne fonctionne à bonne hauteur et qu'elle entraîne le mécanisme des pompes situé, lui, au niveau du sol. On songe également aux défauts éventuels affectant, à la longue, les différents parallélismes, notamment celui du grand axe vertical. Donc, un ensemble mécanique d'une rigidité extrême.

Au décès de Ernest-Sylvain Bollée , survenu en 1891, Auguste, son troisième fils, reçoit l'affaire et lui donne des dimensions industrielles, tout en apportant certains perfectionnements au système imaginé par son père. En fait, il dirige la fabrication des éoliennes depuis 1860, au moment où Ernest-Sylvain Bollée, malade, a virtuellement partagé son entreprise entre ses trois fils.

Le 4 août 1885, il dépose à son tour un brevet pour l'adaptation d'une ceinture hyperbolique sur le pourtour du stator qui, en augmentant la pression admise sur les autres, améliore encore le rendement de la turbine. Il entend également résorber la perte de charge résultant du vide qui subsiste au centre de la turbine en y plaçant une sorte de capot de forme oblongue, lequel, associé à l'hyperbole, devrait permettre d'atteindre le rendement optimum, mais le projet ne sera jamais réalisé.

Par ailleurs, les machines d'Auguste Bollée ne sont plus seulement montées sur une colonne composée d'éléments de fonte boulonnés entre eux autour desquels s'enroule un escalier en spirale, mais aussi sur des pylônes en cornière d'acier à base carrée ou triangulaire.

Mais Auguste, c'est un peu l'enfant terrible de la famille Bollée, une famille à principe où on a l'habitude de traiter sérieusement les choses sérieuses. Certes, il s'occupe de son affaire, mais il n'y apporte peut-être pas toute l'attention qui serait souhaitable, et les résultats financiers s'en ressentent...

Auguste est amené à vendre, et c'est l'ingénieur Lebert, autre technicien éminent, qui reprend l'affaire vers la fin du siècle et lui donne une impulsion nouvelle.

S'il se revendique toujours d'Auguste Bollée, sur ses machines, c'est surtout en raison du prestige qui s'y attache et de l'image de marque qu'il représente...

Sous l'égide d'Émile Lebert, les anciens établissements créés par Ernest-Sylvain Bollée vont connaître une longue période faste, produisant, entre autres matériels ayant tous un rapport avec l'hydraulique des éoliennes du système Bollée dont les turbines ont des diamètres de 21m50, 3m53 et 5m selon les normes du brevet de 1885. Quant à la hauteur du pylône, elle peut atteindre 27 mètres. A la base, la pompe primitive à deux corps et son antique vilebrequin venus de fonderie ont été remplacés par une machinerie plus élaborée et surtout plus performante, grâce à ses trois cylindres à pistons plongeurs dont l'alésage varie de 33 à 120 mm.
Elle assure, selon les modèles, un débit horaire de 2000 à 8500 litres.

Chef d'oeuvre de précision mécanique, très en avance sur son époque, la machine d'Auguste Bollée apportait une solution rationnelle à bien des problèmes d'adduction d'eau. Pourtant, en raison, sans doute, de son prix et de ses coûts d'entretien élevés, elle n'a jamais connu qu'une diffusion assez limitée.

Construite à la demande selon les conditions rencontrées, chaque installation nécessitait, en premier lieu, une étude approfondie des sols. Il fallait ensuite creuser un puits de grand diamètre et de profondeur moyenne devant servir de réserve d'eau permanente, nécessaire au fonctionnement des pompes immergées ou non.
La nécessité de devoir atteindre des nappes phréatiques parfois très basses conduisait souvent à prolonger ce puits par un forage tubulaire de grande portée. Ainsi, descendait-on, parfois à plus de 100 mètres au-dessous de la surface. On cite 115 à Blaru et même 130 à Epuisay.

La partie supérieure de l'ouvrage aménagée recevait le mécanisme d'entraînement des pompes qu'une ligne d'arbre reliait, le cas échéant, au renvoi d'angle situé à la base de l'éolienne.
Un château d'eau, plus ou moins important et suffisamment élevé pour maintenir une pression adéquate devait être construit à proximité. On prévoyait même, dans les derniers modèles, l'adjonction d'une force motrice additionnelle (moteur thermique ou électrique) pour suppléer à l'inertie éventuelle de la turbine.

Tout ceci se traduisait, évidemment, par un investissement considérable que, seule, les grands domaines ou certaines municipalités subventionnées pouvaient envisager.

Que s'est-il passé par la suite ?
Le développement industriel mettant rapidement sur le marché de nouveaux matériels plus performants et souvent mieux adaptés aux besoins grandissants des populations rurales, allait engendrer une désaffection progressive pour les machines éoliennes. Les commandes se raréfièrent, c'était la fin d'une époque.

Quelques-unes de ces fières machines sont encore visibles au fond d'un parc qui retourne lentement à la nature, mais pour combien de temps encore ?

A St-Agit, en Loir et Cher ; à Villennes-sur-Seine, dans les Yvelines ; à Restigné, en Indre-et-Loire...
D'autres ont été victimes de l'inconscience fatale des propriétaires, comme celle qui se trouvait au lieu-dit "La Mesangère", près de Dreux, démolie en 1979...
Mais toutes celles qui subsistent sont depuis longtemps hors service, sauf quelques rarissimes exemplaires qui semblent défier les années, comme celle qui orne encore le parc de la famille Bollée, à St Jean-de-Braye, près d'Orléans et qui date de 1872.
Ou bien cette autre, à Berchères-les-pierres, au sud de Chartres et qui continue à remplir sagement un petit étang communal...
Et puis, bien sûr, celle de Courville-sur-Eure, reconstruite dans les règles et qui a repris du service comme au premier jour à partir de juin 1993.

On reste rêveur au pied des hautes éoliennes que nous devons au génie d'Ernest-Sylvain Bollée et dont la majesté a conservé toute la noblesse des grandes oeuvres, même si, depuis longtemps, elles sont vouées au silence.

Et si certaines de leurs solutions mécaniques nous paraissent archaïques, voire parfois déconcertantes, d'autres ne laisseront pas de nous étonner par leur énorme avance technologique, car cela se passait, ne l'oublions pas, il y a un siècle.

Extrait d'un discours lié à l'inauguration de l'éolienne restaurée de, Courville-sur-Eure.


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(c) 2009 Robert BOMME.